mardi 26 février 2008

Une vache qui pleure


Elle s’appelle Frances, c’est une vache qui pèse au moins 600 kg.
Cela fait des années qu'elle vient à Paris et elle connaît bien les journées comme aujourd’hui où flotte une certaine excitation du côté de la Porte de Versailles.

D’abord arrivent des hommes en gris, lunettes de soleil vissées sur le nez et qui parlent mystérieusement à leur poignet. Ensuite, ce sont des bergers allemands qui patrouillent un peu partout dans les allées du Salon de l’Agriculture. Puis c'est une marée humaine qui déferle dans un brouhaha insensé. Certes, elle est bien loin du calme de ses pâturages savoyards mais une fois par an, Frances, elle aime ça.

Surtout quand enfin il arrive, son chouchou.
C’est un grand Monsieur, âgé, qui chaque année, vient fidèlement la saluer.
Elle est heureuse quand elle le voit de loin s’approcher car c’est toujours le même rituel : il s’arrête devant elle, il la regarde comme si elle était seule au monde, puis il se tourne vers le maître de Frances et demande très sérieusement : « elle pèse combien ? ».
Tandis que le fermier prépare sa réponse le vieil homme a déjà englouti trois rondelles de saucisson corse, un demi de bière alsacienne et un crottin de Chavignol.
Quand enfin l’autre bredouille 600 kg immanquablement il écarte les yeux pour montrer combien il est impressionné puis se tournant à nouveau vers elle, il lui lance en lui tapotant la joue « toutes mes félicitations ma belle, tu es la fierté de notre pays ».
Si elle pouvait, elle rosirait de plaisir !

Puis, le grand Monsieur âgé file vers l'enclos de Volcan, le fougueux taureau, entouré de sa marée humaine et il poursuit sa visite qui durera de longues heures.
Et le soir, quand le dernier visiteur est parti, Frances endormie, rêve longuement à ce vieillard respectueux qui une fois encore a su lui parler, a su la flatter, a su la charmer.

L’autre jour, Frances a entendu le remue-ménage qu’elle connaît si bien.
Ecartant ses naseaux, se campant bien droite sur ses pattes, redressant sa tête, elle a eu la désagréable surprise de constater que ce n’était pas le grand Monsieur âgé si sympathique qui se trouvait au milieu de la marée humaine mais un petit homme qui marchait dans tous les sens, les pieds écartés comme les canards de sa maîtresse, Simone.
Manifestement pressé, il tenait un téléphone dans une main et agitait l'autre frénétiquement. Il parlait fort lançant des bonjour ! bonjour ! à la cantonnade, mais sans jamais regarder personne.
Le petit homme s’est arrêté près d’elle, la saisit par une corne, puis sans lui prêter une seconde d’attention il a tourné son regard vers ceux qui prenaient des photos. Un sourire, quelques flashs et il est aussitôt reparti, sans manger de saucisson, sans boire une bière, sans s’enquérir de sa santé.
Elle a bien compris Frances que pour lui elle n’existe pas, car elle ne lui sert à rien sauf peut-être à se faire prendre en photo à côté d’une vache.

Aussi Frances n’a pas été surprise d’apprendre que ce petit homme énervé, un peu plus loin, s’est mis en colère contre un inconnu et qu'à présent tout le monde se moque de lui : l’hypocrisie, la duplicité et les mascarades finissent toujours par se révéler.
Car comme l'on dit dans nos campagnes, chassez le naturel, il revient au galop.

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